Eh oui, c’est bien la question que soulèvent certaines évolutions constatées lors de ce salon Educatice 2013, notamment du côté des tablettes numériques.
L’école, voire la société (car ce n’est pas seulement de l’école qu’il s’agit, les enseignants sont aussi soumis à une très forte pression « sociétale » exercée notamment par des médias souvent peu enclins à comprendre ce qui ne vient pas de leur monde) va-t’elle enfin comprendre et se saisir des opportunités que nous apporte le numérique pour changer sa vision de l’éducation et de l’école, et en réformer le système ? Pas certain que beaucoup soient sur cette voie si l’on en juge par certains indices qui ont émergé lors de ce salon.
Il y a seulement quelques années, le numérique à l’école, balbutiant était la passion de quelques enseignants, fait essentiellement de bricolages, détournements, et « bidouilleries ». L’éducation étant un vaste marché s’ouvrant cette fois-ci sur le numérique, nombreux sont ceux qui s’y sont donc précipités, avec plus ou moins de pertinence, d’intelligence et de compétences. En même temps que le numérique tentait de se faire un chemin dans le monde de l’éducation sur le versant pédagogique, les déviances ont commencé.
La première déviance fut celle de « l’administratisation » de plus en plus de tâches, et le semblant de management numérique (chiffres, tableaux, données, camemberts, statistiques, etc.) orchestré par des administratifs, souvent peu formés, mais se donnant ainsi l’illusion d’avoir la main et un pouvoir hiérarchique réaffirmé: nombreux s’y sont engouffrés.
Mais passons sur cette déviance, même si elle a certainement très fortement participé à l’augmentation de la défiance et de la suspicion entre les différentes couches du système très pyramidal de notre bonne vieille éducation nationale, ainsi qu’à trop s’éloigner des vraies problématiques autour de la question de l’apprendre, pour nous préoccuper de ce qui se passe au plus près des élèves.
Une première évolution qui me dérange profondément et qui me semble engager le monde de l’école sur la mauvaise voie, est l’arrivée de plus en plus de tablettes dites « pour l’école», avec cette confusion, volontairement ou inconsciemment entretenue entre numérique et technologie numérique. En s’engageant sur cette voie, on est en effet, à mon avis, loin du changement de paradigme si cher à Sir Ken Robinson. Car plutôt que de prendre un vrai virage pédagogique avec le numérique, on tente ici uniquement de masquer une « Old School Vision » (« les bonnes vieilles méthodes » vous savez ?) avec un voile de « technologie numérique ». D’un point de vue économique, le pari semble être celui de convenir à beaucoup d’éditeurs et plus de profs qui n’auront du coup pas à se poser trop de questions sur leurs pratiques ancestrales ou à repenser leur modèle pédagogique. Et puis c’est tout de même « plus sérieux que ces tablettes avec lesquelles on joue essentiellement… » Sans commentaire.
Il reste évidemment le sacro-saint argument de l’individualisation ! Le fameux outil magique pour faire de la différenciation pédagogique ! « Chaque élève peut faire l’exercice autant de fois qu’il en a besoin et revoir sa leçon, chaque élève accède à… » Certes, mais ça, ce n’est pas de la différenciation pédagogique! Et si mettre un élève dans une boite avec une interface informatique ou robotique était la panacée, cela se saurait depuis longtemps. Le numérique permet surtout de s’ouvrir aux différences, donc au réel, et de permettre beaucoup plus facilement de créer et de se glisser dans des parcours, des dispositifs, des pratiques, d’user d’adaptations pour que chacun puisse trouver sa place et son chemin, au côté des autres, avec les autres, en apprenant des autres, aux autres et avec les autres. « Différencier » des exercices n’est en rien, selon moi, un modèle de différenciation pédagogique. Je préfère par ailleurs de beaucoup le concept de pédagogie ouverte adaptable à celui de différenciation pédagogique, fortement emprunt de l’idée de « maîtrise ». Et il faut donc, dans cet esprit, que l’objet numérique, la tablette, soit un objet social, ouvert, un outil pour apprendre, un outil de partage, un ONAP (Objet Numérique d’Apprentissage et de Partage) comme entendu et défini dans l’expérimentation tablette de la ClisTICE, et non un objet « purement scolaire ».
Une seconde évolution qui me dérange et qui risque de nous envoyer très vite sur une mauvaise voie si on n’y prend pas garde, se trouve dans ces tablettes conçues « pour des profs, par les profs ». Car il n’y a pas mieux pour tomber dans le terrible piège de « l’enfant moyen » et cette même « illusion de la maîtrise », cette soi-disant maîtrise du professeur sur les processus cognitifs et d’apprentissages de ses élèves.
« Le professeur n’est-il pas le plus à même de concevoir la meilleure tablette, la plus adaptée à ses exigences, ses désirs, ses conceptions pédagogiques? »
« Bien sur que si ! » Voilà donc un magnifique argument de vente et de distribution d’un tel outil.
Sauf que… sauf que, vous l’aurez peut-être remarqué depuis le début de ce billet, dans ces projets de tablettes scolaires, il est finalement fait très peu cas des possibilités, des potentialités, des besoins, des désirs des élèves, des apprenants comme des familles !
Vous en voulez une belle preuve? Les concepteurs de ces tablettes mises au point « par des profs, pour des profs » n’ont même pas pensé à l’accessibilité, aux adaptations, aux handicaps ou aux troubles des apprentissages ! Même un simple zoom n’y est pas possible, car : « Les profs ne nous ont rien demandé de tel… »
Car oui, à force de penser et de tout rapporter à un enfant moyen, idéal, mais virtuel, tout le monde en oublie de s’ouvrir vers les bords, vers les marges, vers « l’extraordinaire » et la singularité de chacun de ces élèves dans la réalité…
À force de ne considérer les élèves qu’à travers le prisme nombriliste du monde de l’école, on finit par s’en éloigner, et par faire tourner la machine en ne se souciant même plus d’eux. Dans cette fumeuse « individualisation des parcours », l’école est, au contraire, très loin de prendre en compte les individus.
Et l’on s‘étonne encore que notre système soit un des plus inégalitaires ? Qu’il soit surtout adapté aux enfants d’enseignants et de milieux aisés ?
C’est bien grâce à la prise en compte de ces enfants à besoins spécifiques, nombreux si l’on sait y regarder de plus près, véritables éclaireurs, aiguillons dans le pied de « l’enfant moyen » de nos pensées cristallisées, véritables poissons-pilotes de l’école de demain, et en nous appuyant sur ce que le numérique nous permet d’ouvrir comme possibles, que nous réussirons à proposer à notre jeunesse une école plus bienveillante, plus bien-traitante, plus attrayante, respectueuse, plus efficace, plus adaptée, enfin accessible, efficiente pour le plus grand nombre et plus égalitaire, en tous cas, déjà plus équitable.
À suivre et à débattre
David, c’est les larmes aux yeux que j ‘ai fini ton billet. Images mentales, mes élèves, les tiens, et tous ceux qui tentent d’exister et ex sister, au sens de Lacan, dans le regard de l’Autre, tout simplement. Merci.
Superbe billet qui alerte sur l’effet diligence (utiliser des technologies nouvelles pour faire la même chose qu’auparavant, telles les diligences à vapeur, à l’époque !) et les risques majeurs de rater durablement et dramatiquement le virage du numérique dans l’éducation, sous couvert de pseudo-innovation. Et peut-être même de pseudo-education, ce qui est davantage encore regrettable.
Les fameuses tablettes-école, « par les profs et pour les profs » en disent long sur la méconnaissance du monde éducatif, et de ses candidats fournisseurs, sur la Loi du 11 février 2005 Pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
Plus grave : les « indices » cités dans le billet – qui sont, dans la réalité, des faits – bien au-delà de constituer des indices graves et concordants, comme on dit en droit, contreviennent fondamentalement au premier article du Code de l’Education L111-1 lequel dispose notamment le principe de l’inclusion scolaire de tous les élèves, sans distinction.
Voir :
http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071191&idArticle=LEGIARTI000006524363&dateTexte=&categorieLien=cid
Ce qui signifie, de fait, que de telles tablettes et de telles pratiques sont hors du champ de la loi, de l’éducation, et devraient, à ce titre, être purement et simplement interdites de commercialisation dans le champ de l’Education nationale et des établissements sous contrat avec l’Etat.
Cher David
100% d’accord. L’introduction du B2i était une tentative de faire changer la pédagogie en introduisant l’usage de l’ordinateur.
Le B2i a été détourné pour en faire une matière à part entière, séparée de la vraie vie.
Les travaux croisés et les itinéraires de découverte ont essayé de jouer le transdisciplinaire dans le secondaire. Raté, le disciplinaire est revenu au galop.
Les tablettes sont plébiscitées, car justement, elles ne remettent pas en cause la routine fossilisée des enseignants.
Récemment, j’ai transmis un post sur cette école de la Silicon Valley qui retarde l’entrée de l’informatique dans le cursus. C’est très bien, car cela s’appuie sur une véritable approche pédagogique.
Honnêtement, je commence un peu à désespérer de la France. Quand on pense à l’école de Jules Ferry impulsée par Ferdinand Buisson, on se dit que l’école a drôlement régressé en France. À part quelques enseignants passionnés et passionnants, l’immense majorité se contente de pousser du manuel, sans réfléchir, sans tenir le moins du monde compte des difficultés des élèves.
L’École serait une entreprise, elle aurait fait faillite depuis bien longtemps. Le problème, c’est qu’elle condamne tout un pays, toute une société à la faillite. Avec d’aussi mauvais résultats, en ne donnant pas aux enfants la capacité de collaborer, de mutualiser, de travailler ensemble, elle fabrique des autistes, de futurs adultes, incapables de s’adapter au marché mondial du travail.
Donc, effectivement, saupoudrer quelques tablettes, en dehors de satisfaire la vanité de quelques élus, cela ne peut que renforcer le problème…
Le marteau est une belle invention, comme la tablette, mais le mettre dans la main d’un singe, c’est prendre de grands risques…
Merci pour ce joli billet. En espérant que tes dernières lignes ne resteront pas des vœux pieux. Nous nous employons en tout cas jours après jours à fabriquer l’école de demain dont tu nous parles.
je me souviens que « enfant de milieu aisé et à besoins absolument spécifiques et particuliers (comme nous le sommes tous!) » j’ai permis en son temps à mon enseignante (elle me l’a dit plus tard) de mettre définitivement au placard la plume sergent major et d’aller au stylo bic
déjà une marque…
une idée pour les concepteurs de ceci ou de cela ; et si nous laissions l’usage du tyrannique article défini « les » qui attribue à tous le monde que je vois par le petit bout de ma lorgnette pour adopter « des » ou « à des », à la place de « aux », il serait peut-être plus aisé que si « des » constitue un échantillon d’usagers bien réel il y en a d’autres… « l’élève moyen » n’existe pas sauf dans la réalité virtuelle du marché total ou être c’est échanger des marchandises: j’achète (donc) je suis !
il me semble que la tablette (comme la plupart des innovations technologique) n’est ni le diable ni la panacée, c’est juste un objet… et comme à chaque fois, on s’aperçoit que certains être humains vont en user dans l’intention du « pouvoir pour », pour donner à d’autres une autre clé de leur autonomie, de leur émancipation dans un monde partagé, et que certains autres vont s’en servir dans l’intention du « pouvoir sur », pour imposer à d’autres leur vision d’un monde normalisé pour contrôler et asservir leurs usages, leur consommation… asservir les élèves, leurs familles, les enseignants… mais tant qu’il y aura des hommes et des femmes qui « aident/aiment » leurs élèves à devenir libres, les tablettes n’ont qu’à bien se tenir
Ping : Curiosity | Pearltrees